
Statu quo dans les sondages après les débats des chefs
Marie-Christine Houle-Caron, directrice conseil
Mathieu Pagé, conseiller
Deux millions, c'est le nombre de Canadiens qui ont exercé leur droit de vote au cours de la première journée de vote par anticipation. Le taux de participation au vote par anticipation n’a cessé d'augmenter au cours de la dernière décennie, mais un tel niveau dès le premier jour, c’est inédit! Nous ne savons pas si cela se traduira par un taux de participation plus élevé qu’à l'habitude une fois l'élection terminée, mais si nous devions parier, nous savons sur quel résultat nous miserions. Pour mieux comprendre cet engouement, la journaliste canadienne Rosemary Barton a demandé à un panel spécial composé d'anciens ministres et députés de spéculer sur ce qui a poussé les électeurs à se rendre aux urnes si tôt et en si grand nombre. Selon l’ancien ministre conservateur James Moore, les gens voulaient probablement en finir avec les élections pour concentrer leur attention sur ce qui compte vraiment : les séries éliminatoires de la LNH. Des théories ont commencé à émerger : le long week-end, le contexte géopolitique, etc. Serait-ce la performance des chefs lors des débats de la semaine dernière? On peut en douter, mais il est tout de même intéressant d’observer comment les débats ont influencé non seulement le taux de vote par anticipation, mais aussi la tournure que prendra la dernière semaine de cette campagne électorale unique.
Pas de gagnant dans les débats, mais pas de perdant non plus
Yves-François Blanchet et Jagmeet Singh avaient des objectifs très similaires : démontrer que leurs partis ont non seulement leur place à Ottawa, mais qu’ils jouent aussi un rôle utile dans le processus démocratique en temps de crise. Pour M. Blanchet, la maîtrise de la langue lui a bien sûr permis de prendre sa place dans le débat en français, mais sans toutefois marquer des points sur le fond des choses. C’est qu’en cette période de crise, les sujets de prédilection du Bloc Québécois résonnent moins auprès de l’électorat, surtout depuis qu’un élan d’unité nationale s’est manifesté d’un océan à l’autre. Quant à M. Singh, il a connu deux soirées de débat compliquées. Ses interventions, même si parfois vagues et moins structurées, montraient sa volonté de repositionner son parti au cœur du débat politique. Malgré plusieurs tentatives pour se démarquer par des critiques ciblées, il n'a toutefois pas su capter l'attention, même s’il a insisté sur l’importance de protéger les services de soins de santé publics. Son manque de discipline lors du débat en français lui aura même valu une coupure de micro : comment cette approche plus combative a-t-elle été perçue par l’électorat? Avec sa volonté de marquer des points, les tentatives du chef du NPD de placer MM. Carney et Poilievre en position défensive n’ont pas porté fruits et n’auront pas su convaincre. Si le contexte international actuel semble jouer en défaveur de son parti politique, il restera à voir si M. Singh conservera la confiance de ses pairs après le scrutin de la semaine prochaine.
Un des moments les plus commentés du débat demeure sa réplique à M. Poilievre - « je sais compter jusqu’à six » - lors d’un échange sur la crise du logement. M. Singh et son parti sont victimes du contexte mondial. Il sera intéressant de voir si le NPD pourra maintenir le statut de parti officiel, et si M. Singh conservera son emploi à la suite de l’élection de la semaine prochaine.
Du côté des chefs des partis libéral et conservateur, l’objectif était de consolider leurs appuis au Québec et de convaincre l’électorat ontarien, lors du débat en anglais, que leur vision représente la voie la plus prometteuse pour l’avenir du Canada. Car, force est de constater que, plus que jamais, l’issue de cette élection fédérale se jouera en Ontario surtout pour M. Poilievre pour qui le chemin vers le 24 Sussex passera nécessairement par l’autoroute 401.
En ce qui concerne le parti conservateur, M. Poilievre a-t-il réussi à influencer les électeurs ontariens? Il a dû faire une transition délicate, passant du rôle de chef de l'opposition, qui exige souvent une posture de procureur, à celui d’un potentiel premier ministre, qui requiert une attitude et un style oratoire différents. La somme de ses interventions a davantage contribué à mobiliser sa base électorale plutôt qu'à convaincre les électeurs centristes. La stratégie conservatrice ne semble pas avoir été suffisamment adaptée pour répondre aux préoccupations actuelles des citoyens.
Quant à M. Carney, il n'avait pas besoin de gagner : il avait besoin de ne pas perdre. C’est bien différent. Le débat des chefs en français représentait une première épreuve de taille pour le chef du parti libéral, lui qui n'a jamais été élu, soit de se mesurer à des chefs de partis en poste depuis plusieurs années, en plus de représenter le parti au pouvoir depuis maintenant 9 ans. Et le tout dans sa langue seconde.
Si, pour M. Carney, l'objectif principal était d’éviter les faux pas majeurs lors du débat en français, à ce chapitre, il a réussi. Après une première partie de débat un peu ardue, avec des réponses courtes qui portaient parfois à confusion, il a réussi malgré tout à rester sur ses marques. Un des points faibles de sa performance durant ce débat a été son incapacité à mettre en valeur son impressionnante feuille de route professionnelle, son expérience internationale et ses liens avec l’Europe, des atouts pourtant stratégiques alors que le Canada cherche à renforcer ses liens avec le Vieux Continent en matière de libre-échange. Son style, moins porté sur la confrontation, a semblé plaire à bon nombre de téléspectateurs.
Sa performance lors du débat en anglais a renforcé l’idée qu’en ce moment, ce dont le Canada a besoin, ce n’est pas d’un politicien, mais bien d’un leader. Moment phare de son côté, cette riposte à M. Poilievre : « Vous avez passé des années à vous battre contre Justin Trudeau et la taxe carbone, et ils ont tous les deux disparu ».
S'il aspire à être premier ministre pendant plus d'un mois, et que son potentiel mandat soit renouvelé dans quatre ans, M. Carney devra quand même peaufiner son style. L’électorat semble peu réceptif quand les partis d’opposition tentent de lui faire porter le chapeau du bilan de l’équipe Trudeau. Cependant, aux prochaines élections, il aura peut-être son propre bilan à défendre. C’est pourquoi, en cette dernière semaine de campagne, il doit démontrer qu'il est bien plus qu’un simple homme de circonstance. Il doit semer l’idée qu’il est un leader en toutes saisons.
Si les conservateurs souhaitent gagner dans la Région du Grand Toronto (RGT) ou dans le sud-ouest de l'Ontario, ce ne sera pas en parlant d'oléoducs. Pour remporter les élections, ils devront obtenir 75 sièges en Ontario ils en occupaient 34 lorsque le parlement a été dissous. Bien que M. Poilievre ait adouci son ton et entamé un repositionnement, ce sera probablement trop peu, trop tard. À noter également que les conservateurs ont choisi de publier leur cadre financier une fois la période du vote par anticipation terminée. À la suite des débats, où tous les partis se sont fait reprocher de ne pas avoir chiffré plus tôt leurs nombreuses promesses, le choix stratégique de M. Poilievre lui a permis de critiquer la proposition des Libéraux pendant quelques jours, tout en faisant rouler leur machine pour faire sortir le vote en parallèle.
Près d’une semaine après le débat, les libéraux maintiennent une avance de près de 11 points sur les conservateurs, selon le sondage quotidien de CBC. Le débat ne semble donc pas avoir eu l’effet escompté pour M. Poilievre.
Que nous réserve la dernière semaine de la campagne?
Le taux de participation aux élections fédérales n'a pas dépassé 68 % depuis 1993. Cette année sera-t-elle celle du changement? Assistera-t-on à un regain de participation électorale durable? Si c'est le cas, cela entraînera-t-il des discussions sur les changements à apporter à notre système électoral? Ensemble, le Québec et l'Ontario totalisent 199 sièges sur les 338 que compte le Parlement. Puisqu’il faut 170 sièges pour former un gouvernement majoritaire, on comprend facilement pourquoi certaines provinces - pensons par exemple aux récentes interventions de la première ministre albertaine Danielle Smith - ont l’impression de ne pas être entendues ni prises en compte dans le processus décisionnel. Au final, les élections fédérales de 2025 ne s’annoncent comme un couronnement pour personne : ni pour Pierre Poilievre, qui l’avait à sa portée en décembre, ni pour Mark Carney, que plusieurs voyaient déjà triompher. Alors que le paysage politique canadien continue de changer et que la carte électorale tend à se régionaliser de nouveau (les conservateurs pourraient-ils balayer les Prairies?), qu'est-ce que cela signifie pour le prochain premier ministre, à un moment où l'unité nationale est plus importante que jamais pour faire face aux défis communs et à l'imprévisibilité géopolitique? Les chefs nous ont montré la semaine dernière de quoi ils étaient capables. N’empêche que négocier avec Donald Trump, ce n’est pas la même histoire que de débattre avec ses pairs. Qui aura su convaincre l’électorat qu’il est l’homme de la situation? Nous le saurons dans quelques jours seulement.
Ne manquez pas le dernier article de notre série sur les élections fédérales qui sera publié le lendemain du jour de scrutin, soit le 29 avril.